Dans son Journal Franz Kafka écrit, 13 ans durant, de 1910 à 1923 (l'année précédent celle de sa mort), ses impressions, ses sentiments, ses journées, ses ébauches de récits, ses carnets de voyage, tout ce à quoi il attache une importance.

Dans son Journal Franz Kafka écrit avant tout pour lui. C'est poussé par un besoin irrépressible qu'il écrit, non par obligation. Ainsi il arrive d'avoir une note chaque jour pendant une ou deux semaines puis tout d'un coup plus rien pendant deux mois. Ce besoin, car il s'agit bien d'un besoin bien plus que d'une envie, n'est pas contrôlable, c'est une pulsion, qu'il ne maîtrise pas. Cette écriture du Journal est tantôt traditionnelle, au jour le jour, tantôt regroupée, comme dans les carnets de voyage, tantôt plus littéraire, par la présence d'ébauche de textes, dont la taille va du simple paragraphe à la dizaine de pages. A travers ce Journal on peut ainsi se faire une idée de l'importance démesurée de l'écriture dans la vie de Kafka.

Ce besoin insatiable d'écriture est un des soucis majeurs qui préoccupent Kafka et dont il témoigne dans son Journal. Au fond de lui Kafka savait qu'il possédait un grand talent littéraire, il n'en doutait pas, néanmoins son travail et ses obligations l'empêchaient de s'y consacrer pleinement. Souvent Kafka écrit qu'il aurait aimé pouvoir rester éveiller la nuit entière afin d'écrire ou qu'il regrette d'avoir abandonné un de ses textes pour aller se coucher. Son besoin ardent ne pouvait donc pas être assouvi, et à cause de cela Kafka ne pouvait aller au bout de sa pensée, ne pouvait explorer son être jusqu'au bout.

Piégé en quelque sorte par des contraintes contre lesquelles il ne peut rien, ou du moins contre lesquelles il ne croit rien pouvoir, Kafka s'enferme dans cette situation et demeure insatisfait de ses textes (à quelques rares exceptions près) et l'on remarque bien, au fil de son Journal, combien il était critique envers lui-même, combien il exigeait le meilleur de ses oeuvres, et combien il était déçu par lui-même, s'en voulait et se considérait presque comme indigne du talent dont il disposait.

Mais d'un autre côté il n'était pas plus dur avec lui-même qu'avec les autres. Dans son Journal il parle souvent des conférences, exposés, ou lectures auxquels il assistait régulièrement. Ces passages sont très nombreux, parfois même majoritaires. L'écrivain devient alors critique. Ses observations, très détaillées, sont telles que, sans même connaître l'auteur ou l'homme dont Kafka parle, le lecteur a l'impression d'avoir assisté à l'évènement dont il est question.

Et c'est bien là toute la force de ce Journal : sans même connaître la vie de Kafka, sans connaître cet homme, ni son époque, ni son pays, le lecteur se lie à lui au fur et à mesure de la lecture. Il se lie d'amitié avec cet homme, l'accompagne chaque jour un peu plus dans sa vie et ses épreuves pour finalement être à ses côtés. Max Brod, Löwy, Felice, Milena, le père de Kafka, tous ces noms, toutes ces personnes qui sont d'abord inconnues, deviennent elles aussi de plus en plus proches et nous semblent au final tellement familières. On entre dans la vie de Kafka et, au jour le jour, on la vit avec lui. Les quartiers de Prague, les voyages en compagnie de Max Brod, les soirées au théâtre apparaissent devant nous.

Et, assis à une table, éclairé par une lampe, écrivant frénétiquement, la silhouette de Kafka se démarque. La silhouette d'un homme que l'on apprend à connaître au fil des pages et des années, dont on découvre les joies et les peines, les bonheurs et les regrets, le génie et l'humanité et qui devient finalement un proche, un ami.